lundi 10 janvier 2011

Y a-t-il encore quelqu'un au service de la paie ?



Après avoir sous-traité le recrutement et la formation, certaines entreprises vont plus loin et externalisent bulletins de salaire ou gestion des congés. Financièrement rentable mais socialement risqué.

Jusqu'où ira le recentrage sur le « coeur de métier » ? Les grandes entreprises externalisaient déjà la cantine, le nettoyage, le gardiennage des locaux, voire une partie de leur informatique. Voilà qu'elles se délestent désormais de certaines missions dévolues aux ressources humaines, à commencer par la paie. Une tendance qui séduit les directeurs financiers mais divise les DRH.

Ceux-ci ne sont pourtant pas néophytes en matière d'externalisation. La formation ou le recrutement sont couramment sous-traités. Mais à l'exception des très petites entreprises, qui confient cette tâche à leur expert-comptable, la rédaction des bulletins de salaire restait jusqu'à récemment une prérogative soigneusement maintenue en interne. Aujourd'hui, elle est de plus en plus souvent confiée à un opérateur spécialisé. « Le marché croît de 10% par an depuis dix ans », assure Thomas Chardin, directeur marketing d'ADP, le leader du secteur, qui revendique plus de 2,5 millions de salariés couverts. Et cet engouement ne se limite pas à la paie : de nombreuses sociétés externalisent également la gestion des notes de frais, de la formation, des RTT... « Tous les processus qui peuvent être normés et automatisables sont potentiellement concernés », explique François Lecombe, spécialiste du sujet chez Entreprise & Personnel.

Les entreprises qui franchissent le pas y voient plusieurs avantages. Elles se déchargent de tâches administratives (incluant les relations avec l'Urssaf, les banques...) qui ne génèrent pas de valeur ajoutée. Et se débarrassent dans le même mouvement du fastidieux travail de mise en conformité avec une réglementation très changeante. « Les 25 sociétés que compte notre groupe sont couvertes par une dizaine de conventions collectives différentes, témoigne Marie-Antoinette Tanguy, DRH du groupe Crédit mutuel Arkéa qui va externaliser début 2011 la gestion de la paie et des absences. Avoir recours à un prestataire spécialisé nous permet de sécuriser notre veille juridique. »


Des salariés face à un mur


Mais l'externalisation RH représente aussi -et surtout -un gisement de réduction des coûts, évaluée en moyenne à 20% par Thomas Chardin, grâce à la mutualisation et l'industrialisation des procédures. L'argument ne laisse pas insensibles les cost-killers et les directions générales. Les salariés du service paie, qui représentent 30 à 50% de la fonction RH dans une entreprise, sont moins enthousiastes : les économies attendues se font en supprimant leurs postes. Dans l'argumentaire des sociétés qui vendent ce type de services, c'est l'opportunité de les « recentrer sur des tâches à plus haute valeur ajoutée ». Il est hélas fréquent de les voir poussés vers la sortie, par le biais d'un reclassement chez le prestataire dans le meilleur des cas.
 
La démarche n'est pas non plus sans conséquence pour le reste du personnel. Lorsque les effectifs de la fonction RH diminuent, les salariés en quête d'un renseignement ont plus de mal à trouver un interlocuteur. Avec le risque pour la direction de voir les syndicats combler ce vide. « L'entreprise doit rester capable de donner rapidement des réponses à des demandes très basiques, pointe Thierry Heurteaux, associé chez Pactes Conseil. Faute de quoi, les représentants du personnel vont s'y substituer, en ayant la possibilité d'orienter les réponses en fonction de leurs intérêts. »

Autre souci pour les salariés : lorsqu'ils demandent un petit arrangement avec la règle, une RTT à recréditer par exemple, ils n'ont plus affaire à un(e) salarié(e) du service du personnel qu'ils croisaient de temps en temps dans les couloirs, mais à une application informatique. « L'externalisation d'un service se caractérise par la mise en place de procédures, confirme François Lecombe. Lorsque le salarié présente une requête qui s'écarte des cas de figure envisagés, il se retrouve face à un mur. »
 

La base du contrat social

Les DRH, quant à eux, sont partagés. Si certains y voient une opportunité de se concentrer sur leurs autres missions, comme la gestion des talents, d'autres soulignent les dangers propres à toute externalisation : perte de savoir-faire rendant impossible un retour en arrière, manque de flexibilité du prestataire, dérapage des coûts... Face à ces craintes, Thomas Chardin se veut rassurant : « Tous ces risques sont mis sous contrôle au moment de la conception du projet et durant toute la prestation de service. »

Mais l'externalisation de cette fonction RH comporte également des dangers spécifiques. En diminuant les équipes au contact du terrain, fait notamment valoir Alain Mauriès, DRH du groupe Pochet, « on se prive de la capacité de connaître en temps réel ce qui se passe dans l'entreprise ». Et de traiter, avant qu'ils ne dégénèrent, les motifs de frustration ou d'inquiétude du personnel. Par ailleurs, si elle ne crée pas de valeur ajoutée, la gestion de la paie n'en est pas moins essentielle. « C'est la base du contrat social avec le salarié, plaide François Lecombe. Or l'externalisation peut déboucher sur une baisse de la qualité si le prestataire est choisi uniquement sur des critères financiers. La relation de confiance avec l'entreprise peut alors être gravement endommagée. »

Une préocupation qui a freiné une ex-DRH du CAC 40 lorsqu'elle avait envisagé de confier la paie à un prestataire extérieur : « Dans notre société, les salariés concernés étaient en majorité au salaire minimum, avec beaucoup de temps partiel et des contrats de travail complexes. Vu les niveaux de revenus, des accidents de paie auraient eu de lourdes conséquences. Nous avons préféré travailler sur une optimisation de notre organisation en interne. » Aujourd'hui, elle s'agace de la « mode » actuelle de l'externalisation RH : « Ces opérations peuvent être bénéfiques pour les entreprises, à condition de s'interroger au cas par cas, et non de partir du présupposé qu'il faut le faire, comme l'assure le discours dominant. Tous les facteurs doivent être pris en compte : le climat social, l'impact sur la confiance des salariés, les coûts indirects... et ceux qui apparaîtront à long terme ! Du fait du court-termisme qui prévaut actuellement, c'est très rarement le cas. Et lorsque les problèmes apparaissent, ceux qui ont pris les décisions ne sont plus là... »

« En diminuant les équipes au contact du terrain, on se prive de la capacité de connaître en temps réel ce qui se passe dans l'entreprise » et de réagir au questionnement du personnel.

Source : Les Echos, "Y a-t-il encore quelqu'un au service de la paie ?" par Lionel Steinmann, le 10 janvier 2011

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