Se défouler sur Internet, en mots ou en images, peut nuire à sa situation professionnelle. Au coeur des litiges : les limites de la sphère privée
Comme des milliers de salariés, ils ont brocardé leur chef. Une séance de défoulement improvisée à la fin de l'année 2008, en dehors des heures de travail. Dans un bistrot ? Lors d'un dîner en ville ? Non, ces trois cadres étaient chez eux, assis devant leur ordinateur, et devisaient sur Facebook. Au cours de cette conversation numérique, ils ont ri de leur appartenance au « cercle très fermé des néfastes » : pour en faire partie, « vous devez vous foutre de la gueule de votre supérieure hiérarchique toute la journée sans qu'elle s'en rende compte », a écrit l'un d'eux.
Sans doute se sont-ils gaussés sans imaginer un seul instant que leur direction serait mise au courant. Grave erreur : un collègue, qui avait accès à la page Facebook utilisée, a rapporté leurs propos à l'employeur, l'entreprise d'ingénierie Alten implantée dans la banlieue ouest de Paris.
La réaction a été sévère : les trois « néfastes » ont été licenciés pour « incitation à la rébellion contre la hiérarchie » et « dénigrement envers la société ». La sanction s'applique à des salariés qui, selon une porte-parole d'Alten, avaient déjà employé des mots « odieux et injurieux », y compris au bureau : ils cherchaient à « persécuter leur responsable hiérarchique, enceinte à l'époque ».
L'affaire a été portée devant le conseil des prud'hommes de Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine) par deux des salariées sanctionnées, le troisième ayant signé une transaction. En attendant d'être tranché, ce litige illustre la montée des conflits du travail liés à la fréquentation des réseaux sociaux. Car Alten est loin d'être un cas isolé.
Fin 2008, un ouvrier de l'usine Michelin, à Cholet (Maine-et-Loire), avait eu des ennuis avec la direction pour des paroles un peu vives lancées sur le site Copains d'avant : « exploitateur », « boulot de bagnard »...
Le fabricant de pneumatiques était sur le point de le mettre à la porte. Finalement, le salarié, qui en avait assez de son poste, est parti après avoir conclu un « arrangement » financier avec son employeur, indique Denis Plard, délégué du personnel (CGT). L'affaire avait suscité « un gros buzz médiatique qui s'est retourné contre Michelin », ajoute-t-il.
En avril, deux journalistes du quotidien régional La Nouvelle République ont écopé, l'un, d'un blâme et, l'autre, d'un avertissement à la suite de critiques sur l'organisation du travail formulées sur Facebook, rapporte le syndicat SNJ-CGT.
Sur le même réseau social, un policier basé dans l'Aisne s'était permis, au printemps, de qualifier son chef de service de « tyrannique ». Une procédure disciplinaire a été engagée, car ce fonctionnaire a manqué à son « devoir de réserve », explique Benoît Goujet, du syndicat Unité SGP Police-FO.
D'autres personnes ont eu maille à partir avec leur hiérarchie à cause d'informations laissées sur un réseau social. Ainsi, la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (Halde) a été récemment saisie par un « contractuel de droit privé » travaillant dans un établissement scolaire : il prétend avoir fait l'objet d'une « rétrogradation » après avoir mis sur « son profil Facebook des photos où il apparaît nu », indique-t-on à la Halde.
Il y a presque trois ans, une affaire, survenue aux Etats-Unis, avait fait le tour des blogs et des forums de discussion. Alors qu'il était employé par l'Anglo Irish Bank, Kevin Colvin avait prétexté un événement familial pour s'absenter du bureau, le 31 octobre 2007. Peu de temps après, l'un de ses chefs avait retrouvé des photos de lui déguisé en fée, une cannette à la main, lors d'une soirée Halloween... Kevin Colvin fut remercié.
Immixtion anormale dans la sphère privée ou punition légitime ? La question est au coeur de tous ces différends. S'agissant d'Alten, l'avocat des salariés licenciés, Me Grégory Saint-Michel, considère que la page Facebook utilisée par ses clients n'est accessible qu'à une poignée d'« amis » triés sur le volet. Le droit au respect de la vie privée et des correspondances privées a donc été piétiné, à ses yeux.
La direction d'Alten rétorque que « Facebook est un réseau social ouvert » et qu'elle n'a pas mené d'investigations puisque les échanges incriminés « ont été rapportés par d'autres salariés ». Le secret des correspondances n'a donc pas été violé.
Difficile d'être catégorique : « Il n'y a pas de législation spécifique ni de jurisprudence sur les réseaux sociaux », observe l'avocat Me Christophe Noël. En outre, la nature des propos échangés sur Facebook peut être appréciée différemment en fonction des paramètres de confidentialité appliqués au profil de l'utilisateur, relève Thibault Grouas, chargé de mission au Forum des droits sur Internet. Pour Me Noël, « une société pourrait se servir de la correspondance privée d'un salarié pour le licencier, si le contenu du message a été révélé par l'un des destinataires et qu'il y a trouble manifeste pour elle ».
Une chose est sûre : sur les réseaux sociaux, les informations relatives à un particulier peuvent être diffusées à son insu par ses « amis » (au sens Facebook) ou par les amis de ses amis. Et certaines entreprises y sont très attentives, notamment pour les embauches.
Aux Etats-Unis, « 45 % des employeurs (...) fouillent les réseaux sociaux » quand ils veulent recruter, écrivent Christine Balagué et David Fayon dans Facebook, Twitter et les autres (Pearson, 2010) en citant un sondage effectué au printemps 2009. Selon une autre enquête, conduite là encore aux Etats-Unis, « 38 % des interviewés affirment avoir rejeté le CV en raison des informations lues sur le réseau social du candidat », poursuivent les deux auteurs.
En France, le discours officiel vise plutôt à bannir de telles pratiques. Le 14 janvier, sept organisations, parmi lesquelles le Medef et l'Association nationale des directeurs des ressources humaines, ont signé un texte qui promeut une utilisation raisonnée des réseaux sociaux dans les phases de recrutement.
Mais, pour jauger le moral de leur personnel, des patrons font appel à des consultants qui scrutent les plates-formes de discussion. « Le but n'est pas répressif mais informatif », explique Charles Pellegrini, dirigeant de la société CP Médiation et ex-chef de l'Office central de répression du banditisme.
« Les entreprises devraient mettre en place des chartes pour réguler ce que le personnel peut exprimer à leur sujet sur les réseaux sociaux, et la manière dont ils peuvent l'exprimer », estime Christine Balagué. A ses yeux, ceux qui fréquentent Facebook doivent se demander s'ils peuvent avoir comme ami un collègue ou un chef : « Si c'est oui, alors il leur faut réfléchir sur ce qu'ils disent sur le réseau social », insiste-t-elle.
Comme l'a déclaré, en 2009, le président américain Barack Obama, lors d'un discours devant les élèves d'un lycée, « faites attention à ce que vous postez sur Facebook, cela pourrait se retourner contre vous tôt ou tard ».
Source : Le Monde.fr, par Bertrand Bissuel, 5 août 2010
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