Lorsqu’on regarde l’état du dialogue social en France, il est difficile de ne pas en être, peu ou prou, atterré. En écoutant la radio ce matin, j’hésitais entre le rire et les larmes ; cela ressemble à une bataille de chiffonniers luttant pour obtenir : les uns un jour de RTT de plus, les autres la suppression de cotisations qui mettent un quelconque frein au profit ! Et il n’est de jour où cette logique du chacun pour soi ne se manifeste par un biais ou par un autre.
Alors je sais : c’est humain, et l’Histoire nous a appris à quel point la dérive est normale ; une sorte d’érosion naturelle des civilisations qui ramène régulièrement l’homme vers ses instincts les moins élevés… Ce n’est certes pas nouveau ; mais il est intéressant de constater qu’à l’heure ou d’aucuns clament qu’il faut « remettre la France au travail » (Sic !), cette réalité a pénétré aujourd’hui le cœur même des entreprises et de leurs modes d’organisation. Il est également frappant de constater qu’associations et administrations n’échappent pas à ces travers si contemporains !
Nos errances politiques n’y sont surement pas pour rien. L’idéologie ultralibérale voulait que la dérégulation maximale permette d’arriver un jour au plus grand bien être de tous, là où l’utopie collectiviste pensait au contraire y parvenir par la centralisation maximale du pouvoir. Les deux tendances commettent en fait la même erreur : celle de l’angélisme. Car les deux modèles ne peuvent vraiment fonctionner durablement, en fait, que si les hommes sont parfaits ! Leur faute, dans un cas comme dans l’autre, est de méconnaître ou de dénier la nature humaine. Du coup, l’un et l’autre nous parlent de « l’intérêt général » et plus du tout du « bien commun ». La différence est de taille : l’intérêt général n’est rien d’autre, en effet, que la somme consolidée – au sens comptable du terme – des intérêts particuliers ; alors que le bien commun1 commence par unir les hommes pour leur faire poursuivre un bien qui transcende leurs intérêts et leur confère une noblesse inédite.
Saint Exupéry disait que « la grandeur d'un métier est peut-être, avant tout, d'unir des hommes ». Cette assertion ne fait-elle pas sourire aujourd’hui ? Chiche : proclamez-là autour de vous au bureau et dites-moi comment réagissent vos patrons, vos collègues et vos collaborateurs. Le cynisme du business et de la création de valeur pour l’actionnaire vous semble-t-il vraiment laisser une place pour un rapport entre les hommes qui ne soit pas marchand ? A moins de définir l’amitié comme le Duc de la Rochefoucauld : « Ce que les hommes ont nommé amitié n'est qu'une société, qu'un ménagement réciproque d'intérêts et qu'un échange de bons offices ; ce n'est enfin qu'un commerce où l'amour-propre se propose toujours quelque chose à gagner. » Certes, la nature humaine n’est spontanément ni bienveillante, ni encline à la gratuité et à la transparence, mais ce n’est pas une raison pour se contenter de cette spontanéité !
Les mœurs d’entreprises, sous la pression croissante du marché, ont évolués vers une tension et un stress accrus ; « l’univers impitoyable » s’est transporté en leurs intérieurs, donnant inévitablement aux relations humaines une connotation plus marquée par l’impératif opérationalo-économique que par une bienveillance mutuelle ; c’est un euphémisme. Le business et ses exigences sont d’abord régis par l’intérêt particulier et la poursuite d’un résultat qui pousse bien souvent à instrumentaliser collègues et collaborateurs. Il exige un investissement individuel très important, qui focalise une grande partie de notre énergie et de notre champ de conscience : on pourrait appeler cela l’ambition. Celui qui ne se tient pas à la fine pointe de l’ambition finit, dans les faits, par s’exclure de la course à la « réussite » professionnelle. Or l’ambition amène toujours à considérer, dans la pratique, qu’en définitive la fin justifie tous les moyens, même parfois les plus ambigus. Écoutons encore Saint Exupéry : « Demande à ces hommes de bâtir ensemble une cathédrale et tu les changeras en frères. Mais si tu veux qu'ils se haïssent, jette-leur du grain. » L’obsession de la performance à tout prix et l’exacerbation de la concurrence interne, le mobbing, le ranking à quotas, les bonus, etc… ne ressemblent-ils pas au grain jeté ? En effet, l’habileté carriériste et les stratégies de positionnement impliquent souvent de savoir manier l’enthousiasme artificiel du gain partagé… et les peaux de bananes des virages opportuns ! Telle cette réplique, dans le film « Le parrain », de l’ami de toujours ayant finalement comploté d’assassiner : « dis bien à Mike que ce n’était pas contre lui : ce sont les affaires. » Il y a évidemment bien des manières politiquement correctes « d’assassiner » un collègue.
La réalité des vies professionnelles d’aujourd’hui, bien plus qu’hier, exige une autonomie individuelle plutôt qu’une solidarité collective, un individualisme multicarte plutôt qu’une réussite d’équipe. Là où président le calcul et l’habileté, comment vivre sans fard et livrer à l’autre jusqu’à ses propres armes, pour les mutualiser ? Il y a un proverbe arabe qui dit : « Ce que ton ennemi ne doit pas apprendre, ne le dis pas à ton ami. » Il est fort difficile de travailler ensemble sur un tel précepte ! Il est en effet fatigant d’être toujours sur ses gardes ; et les collaborations sous surveillance finissent vite par perdre leur charme. Là où tout n’est qu’utile, et où l’inutile est condamné, il n’y a effectivement plus de noblesse dans le travail.
Joseph Conrad disait : « Je n'aime pas le travail, nul ne l'aime ; mais j'aime ce qui est dans le travail l'occasion de se découvrir soi-même, j'entends notre propre réalité, ce que nous sommes à nos yeux, et non pas en façade. » Est-il encore possible que le travail ouvre une telle perspective de « révélation » des personnes, qui tisse des relations véritables ? Voici une question qui mérite d’être explorée, non ? A l’expérience, dans nos journées stressées, le groupe aliène toujours l’individu, surtout lorsque cet individu dépend du groupe pour la gestion de ses intérêts particuliers. Chacun adopte alors une certaine relation vis-à-vis de lui-même et « joue » un personnage. Qui n’a pas été surpris en rencontrant un collègue, un collaborateur ou son directeur dans un autre contexte que le travail ? On se demande parfois si ce sont vraiment les mêmes personnes, tant la distance qui les sépare de leur personnage est grande !
Le seul moyen pour surmonter la schizophrénie que nous impose cet état de fait, c’est de tisser des amitiés solides, ou l’inconditionnel peut retrouver sa part de passion. Alors que l’homme n’est plus la finalité de l’économie, le travail peut-il encore être un lieu d’amitié ? Car travailler à l’amitié, c’est travailler à l’homme ! Je laisserais donc le mot de la fin à Ben Jonson : « On gagne plus par l'amitié que par la crainte. La violence peut avoir de l'effet sur les natures serviles, mais non sur les esprits indépendants. »
C’est donc dit : il faut désormais libérer le travail ! Pris en otage par « le triomphe de la cupidité » – comme l’a écrit le prix Nobel d’économie Joseph Stiglitz – il a perdu sa vertu fondatrice d’humanité. Il ne s’agit donc pas de « travailler plus », ni même « mieux » à la limite : il s’agit de travailler à l’Homme.
Ce pourrait bien être notre révolution à nous, pays occidentaux en voie de sous-développement ! Chiche ?
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Cf article publié sur RH info : « Le bien commun existe-t-il dans l’entreprise ? »
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Source : RH Info, http://www.rhinfo.com/, par Patrick Bouvard, le 15 avril 2011