Plus d'une entreprise sur deux envisage de recourir à une forme d'externalisation de la gestion de ses ressources humaines (RH), selon le cabinet de conseil Markess International. Après la logistique et l'informatique, ce sont des activités comme la paie qui ont d'abord été confiées à des prestataires, mais cet "outsourcing" ("externalisation") concerne désormais des processus plus complexes et moins standardisés.
Cette évolution est d'abord apparue aux Etats-Unis, où de nombreuses entreprises ont sous-traité la gestion de leurs ressources humaines à des agences spécialisées (professional employer organizations) : la partie administrative, mais aussi le recrutement, la formation, l'évaluation et même la mobilité. Telle apparaît en Europe la nouvelle doxa, présentée comme un "recentrage de la fonction RH sur ses activités à valeur ajoutée".
Ce mouvement est censé, selon ses promoteurs, libérer les professionnels RH des activités non stratégiques et leur permettre de mieux jouer leur rôle de soutien aux opérationnels, eux-mêmes plus investis dans le management de leurs collaborateurs. Voilà pour la rhétorique, qui disqualifie de facto la fonction RH intégrée.
Les faits disent une autre réalité, comme le montre l'exemple de deux filiales françaises de groupes américains. Dans les deux cas, il s'agit de décisions prises au niveau mondial, déployées selon une rationalité, des outils et des procédures uniques. Conçues aux Etats-Unis, ces "global human resources transformation" ne sont enrichies d'aucune analyse significative du fonctionnement de chacune des filiales et de leurs singularités juridiques, managériales ou sociales. Du fait d'une motivation forte de réduction des coûts, cette politique se traduit par une baisse des effectifs de professionnels RH, auxquels on substitue un portail informatique et le recours à une plate-forme de services située à... Budapest.
En fait, cette transformation de la fonction ressources humaines se traduit dans ces deux groupes par un mouvement - double et simultané - d'externalisation d'activités confiées à des sous-traitants et "d'internalisation" d'autres activités, déléguées aux managers. Ces derniers se voient confier des tâches essentiellement administratives, telles que la saisie de données de gestion (arrêts maladie, congés, inscription à des formations, etc.) ou concernant les recrutements (enregistrements de demandes et de profils), sans valeur ajoutée managériale.
Le résultat est une fonction éclatée, du fait de la multiplication des acteurs concernés, et instrumentale, par l'imposition de pratiques normalisées au plan mondial. Cette vision désincarnée fait l'impasse sur une compréhension en profondeur de ce qui assure l'efficacité de la gestion RH, en particulier l'action de professionnels non seulement compétents mais socialement investis. Le professionnel RH est en effet un bon exemple de cet acteur singulier et même atypique que le sociologue Michel Crozier a qualifié de "marginal sécant", partie prenante dans plusieurs "systèmes d'action" complémentaires et parfois contradictoires (social, managérial, réglementaire).
Cet acteur peut ainsi jouer un rôle-clé de gestionnaire et de prescripteur, mais aussi d'interprète et de régulateur, au service de la cohésion sociale, du bien-être au travail et de la performance. Pour être crédible, il lui faut certes intégrer les exigences du business et les contraintes des managers, mais il doit aussi être ce que les Québécois appellent un "dérangeant", prompt à alerter sur les dérives et les risques.
Sa vision globale, son acuité et même sa capacité d'ubiquité assurent au professionnel RH cette compétence rare ; en aucune manière un "recentrage" artificiel, qui masque une vision instrumentale, à la fois mondialisée, éclatée et délocalisée, et produit une gestion banalisée et très appauvrie. D'autant plus que ce que la fonction RH perd ainsi en connaissance des personnes, de l'organisation et du travail, elle ne le gagne hélas pas en influence stratégique.
Source : Le Monde, "Vers une gestion désincarnée des ressources humaines", par Jean-Marc Le Gall (conseil en stratégies sociales, professeur associé au Celsa), le 8 mars 2010, article paru dans l'édition du 9 mars 2010
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